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Le Plomb
Umut

Je m’appelle Umut Tastan et je suis né en Turquie, à Istambul. C’est une ville superbe couverte de mosquées dont la plus célèbre car la plus belle est la mosquée Bleue. La ville occupe une position stratégique sur le Bosphore entre les Balkans et l’Anatolie, la Mer Noire et la Méditerranée. Istambul est une ville d’art et d’histoire. Le nom de mon quartier est Sultanbeyli et c’est là que j’ai grandi.
Je travaillais dans la maçonnerie et la vie était très dure. Un jour j’ai rencontré une jeune fille et nous avons commencé à nous connaître petit à petit. Nous avons alors décidé de nous marier et le mariage s’est déroulé à Istambul. Nous avons eu des enfants mais comme je n’avais pas les moyens de les inscrire à l’école, j’ai pris la décision de m’installer en France. En effet la vie était difficile, il n’y avait pas de travail pour tout le monde et nous étions mal payés. J’ai préparé mon départ et j’ai pris l’avion pour Marseille avec mon fils. Ma femme et mes quatre autres enfants sont restés en Turquie pour un moment car je n’avais pas assez d’argent pour payer leur voyage.
Arrivé à Marseille j’ai loué un appartement et j’ai commencé à travailler dans une entreprise de maçonnerie. Je trouvais la vie belle, j’étais mieux payé qu’à Istambul et j’ai commencé à économiser de l’argent pour faire venir ma femme et mes enfants en France. Eux ont eu beaucoup de mal à s’installer et à s’adapter. J’ai dû louer un appartement plus grand et nous avons déménagé dans la cité des Rosiers, dans le quatorzième arrondissement. Mes enfants ont enfin pu s’inscrire à l’école et nous avons commencé notre nouvelle vie.

Yamine

Je m’appelle Yamine Mze Hamadi et je suis né aux Comores, dans le village de Chindini. C’est là que j’ai grandi. C’est un village très pauvre mais les habitants sont très sociables, toujours prêts à rendre service. Les plages y sont splendides, avec du sable fin et une eau turquoise transparente. Les hommes allaient à la pêche avec des bateaux pas très sophistiqués, en fait plutôt des barques et ils ramenaient du poisson délicieux que l’on cuisinait à peine sorti de l’eau. Il y avait également un peu d’agriculture, de la canne à sucre et des mangues, et un peu d’élevage, des moutons, des chèvres et quelques boeufs. Au milieu du village il y a une grande mosquée où les hommes se retrouvent pour prier. Les moutons et les coqs font partie du décor. Le stade de foot était en face de la maison : il était très rustique mais tous les habitants de 16 à 30 ans s’y retrouvaient pour jouer au ballon. L’électricité se coupait à tout moment.
Comme la nuit arrive très tôt, vers 18 heures, et qu’il n’y a pas de lampadaires, nous étions obligés de prendre des lampes de poche pour sortir. Je travaillais dans l’armée où je m’étais engagé à vingt ans et j’ai gravi les échelons jusqu’à devenir colonel. La vie aux Comores était dure car on travaillait tout le temps et on était peu payé. Même si le pays était magnifique il était difficile de survivre. A 22 ans j’ai rencontré une jeune femme et j’ai eu un coup de coeur pour elle. Nous nous sommes parlé et nous avons appris à nous connaître. Nous nous sommes alors mariés mais nous nous sommes dit que si nous avions des enfants nous voulions qu’ils naissent en France car les hôpitaux étaient éloignés, rares et chers. Quand j’ai eu 26 ans nous sommes venus en France et nous avons atterri à Dunkerque : il y faisait très froid. C’est là que nous avons eu notre premier enfant et lorsqu’il a eu deux ans nous sommes venus à Marseille pour avoir un climat plus clément.
Nous avons alors eu notre deuxième enfant et quatre ans après notre dernier.

Bani

Je m’appelle Bani et je suis né à Casablanca, au Maroc. J’ai quitté le pays pour trouver du travail et je suis venu en France après m’être marié et avoir eu un premier enfant. Mon patron nous avait obtenu une carte de séjour et lorsque je suis arrivé à Clermont Ferrand son entreprise de boulangerie a été transférée à Marseille. Nous ne sommes donc restés en Auvergne que deux mois avant de rejoindre la Provence et sa capitale.
L’installation a été très simple car nous avons trouvé un petit appartement sur le Vieux Port. Nous y sommes restés trois ans, jusqu’à ce que la famille s’agrandisse. Un deuxième enfant, un garçon, nous a obligés à changer d’appartement et nous nous sommes installés dans les quartiers nord de la ville.

Le Plomb

L’Escalette est le nom d’une petite calanque à l’est de Marseille, sur la route des Goudes. Elle est aménagée en port avec d’imposantes murailles, afin de servir et approvisionner l’usine de plomb située un peu plus loin au dessus. Le plomb et l’arsenic suintent dans les sols environnants depuis que l’usine a commencé son activité, contaminant la terre et les hommes qui y travaillent. Bani, Umut et Yamine y ont été embauchés depuis peu de temps.
Jean-Claude est le plus ancien ouvrier de l’usine. Dans sa jeunesse il était bel homme et ne comptait plus les conquêtes féminines ! Mais la fatigue avait petit à petit détruit son visage et marqué ses traits. Depuis quelque temps ses collègues de travail le voyaient arriver pâle et épuisé. Il avait beaucoup maigri et quand il leur serrait la main il tremblait.
Un jour, alors que tous sont en train de s’activer dans le calme mais avec efficacité, ils entendent un bruit sourd, comme celui d’une chute. Tout le monde s’arrête et cherche d’où peut venir le problème. Jean-Claude est allongé par terre dans une position étrange. Il s’est évanoui et Umut essaie de le ranimer en lui relevant la tête. Yamine lui tapote les joues et tente de le faire boire. Il ouvre enfin les yeux.
 J’ai tellement mal à la tête !
 Ça fait longtemps que ça dure ?
 Oui, et j’ai aussi tout le temps mal au ventre.
 Tu as vu un médecin ?
 Non, je me disais que ça allait passer.
 Tu aurais dû t’inquiéter avant.
 Je suis trop épuisé pour être inquiet. Je n’ai plus le courage de m’occuper de moi. J’essaie juste de ne pas perdre mon emploi car j’en ai besoin pour vivre.
 On va s’occuper de toi.
 Merci. Demain je reviendrai pour prendre mon poste.
 Bien sûr, sans problème, ça va aller
Une voiture vient chercher Jean-Claude et l’amène à l’hôpital. Umut et Yamine l’accompagnent.
Le lendemain les ouvriers reprennent le travail. Ils sont tous occupés à leur tâche lorsque Umut pénètre dans l’usine et prend la parole :
 Arrêtez le travail et écoutez moi.
 Que se passe-t-il ?
 J’ai une très mauvaise nouvelle à vous annoncer.
 C’est Jean-Claude ?
 Oui.
 Comment il va ?
 Il est mort.
 Mort ? De quoi ?
 Il était atteint de saturnisme
 Qu’est ce que c’est que ça ?
 C’est une maladie qui est due au plomb qu’on manipule tous les jours.
Les ouvriers sont tous très choqués et extrêmement inquiets : ils peuvent tous finir comme Jean-Claude et ils ne s’en doutaient même pas.
Yamine s’avance, très ému.
 On ne peut pas laisser passer sa mort sans rien faire.
 Il faut se battre, faire grève si on ne veut pas mourir comme lui.
 Je ne suis pas d’accord. Si je perds mon travail comment je vais nourrir ma famille ?
 Si tu continues à travailler ici, tu ne te poseras plus la question car tu vas y laisser ta santé.
 Il faut se taire et continuer ; On risque de tout perdre et de ne jamais plus être embauché si les patrons savent qu’on a fait grève.
 Alors on laisse faire et Jean-Claude sera mort pour rien ! Et ensuite ce sera notre tour. Il faut être solidaires, au moins pour lui.
 Nous sommes tous en danger.
 On fait quoi ?
 Il faut que tout le monde donne son avis. On fait un vote et on décide.
Le vote se fait à main levée et toutes les mains se lèvent, même celles de ceux qui étaient contre car la mort de leur copain les a bouleversés.
 Nous devons nous montrer.
 Demain on va manifester.
 Tous devant la Préfecture, à 9 heures. On partira ensemble.
Le lendemain sur la Place Félix Baret, tout le monde est là avec les pancartes et les slogans. Les passants s’arrêtent et on leur raconte les circonstances de la mort de Jean-Claude. Les gens sont scandalisés et restent pour les soutenir. Les journalistes arrivent et interrogent les ouvriers. On leur explique les risques encourus à cause de la manipulation du plomb, on leur parle du saturnisme qui tue à petit feu, on s’indigne du silence qui recouvre cet empoisonnement. Personne ne veut quitter la place et on attend une réponse du préfet. La police demande alors au bout de quelques heures de se disperser et le porte-parole du gouvernement assure qu’une réponse sera donnée dans la soirée. Pour éviter les débordements le rassemblement se défait et les ouvriers se réunissent pour passer la nuit à l’usine en attendant une décision…
L’usine de plomb de l’Escalette sera fermée définitivement, les sols sont pollués pour des années et les ouvriers auront du mal à retrouver du travail … Mais Jean-Claude ne sera pas mort pour rien.

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